L’auteure de ce texte a rencontré l’association Shark Citizen récemment. Elle est institutrice, passionnée de la mer, pratiquantes de sports nautiques, maman, et partage notre inquiétude : avec cette crise requin, la jeunesse et l’éducation à la mer sont laissées pour compte. C’est toute une génération, voir deux, qui en payera les conséquences.
Nous avons décidé d’en parler. Céline, également initiatrice du collectif « Je suis cette mère », nous a proposé ce texte, notamment en réaction au dernier « outil ludique » proposé sur le web et ayant déjà fait l’objet de milliers de partages : une BD sur la crise requin.
Nous vous le proposons tel quel, nous nous y associons, et le soutenons pleinement..
Le voici…
Afin de traiter la somme importante d’informations transmises par notre environnement, afin également de renforcer notre appartenance à une communauté par opposition à une autre, nous produisons des stéréotypes.
Certains nous sont aussi transmis par héritage culturel, par notre famille ou encore par les médias.
Depuis 4 années de « crise requin », la Réunion a vu pulluler sur son territoire et au-delà, une multitude de stéréotypes, phénomène nourri par les conflits que cette crise a engendrés.
Cette tendance, portée par les adultes, a pris une telle ampleur qu’elle impacte aujourd’hui le quotidien de beaucoup d’enfants et d’adolescents, dans la mesure où elle produit stigmatisation et discrimination.
Les stéréotypes avaient jusque là trouvé un formidable vecteur de diffusion à travers, entre autres, les joutes verbales des réseaux sociaux. Mais ce n’était visiblement pas suffisant, puisqu’aujourd’hui, en plus des mots, on leur offre le dessin. Merci Krapo.
Pas un dessin humoristique, non. Un dessin qui vous « [propose] une manière ludique et simple de comprendre les enjeux écologiques de cette crise ».
Un dessin éducatif donc. Merci encore Krapo, c’est trop.
Cette bande dessinée, qui témoigne d’un grand talent artistique, est une véritable mine d’or pédagogique, illustrant parfaitement la diversité des stéréotypes qui sévissent dans beaucoup d’esprits ces dernières années. Elle a également le mérite d’aborder « très librement » (en s’autorisant de nombreuses libertés) certains des domaines de la vie réunionnaise impactés par la crise.
Le choix est fait ici de minimiser le lien entre les réunionnais et la mer en le cantonnant à une occupation du lagon (en accord avec les requins, vous l’aurez remarqué…).
Ce discours du type « La Réunion a toujours tourné le dos à la mer » témoigne à mon sens d’un mépris à l’égard d’une partie du peuple de l’île (« les gens de la mer ») et d’une méconnaissance de son histoire.
La coupure temporelle dans la relation de ce territoire à l’eau qui l’entoure y est niée et ses conséquences humaines ignorées.
Le parti pris est clair : afficher le surfeur comme responsable de la crise et en conséquence initiateur indirect de la pêche génocidaire qui parait sévir sur nos côtes. La petite note de bas de page ne suffit pas à atténuer le préjudice.
Ne sont pas évoquées l’implication du monde du surf dans la préservation de l’environnement, les avancées scientifiques, les concertations et les réflexions entre les nombreux acteurs pour aboutir à des solutions en accord avec les principes de développement durable.
La crise est ici réduite au caprice d’une minorité criarde et égoïste. Les victimes directes de l’interdiction d’accès à l’océan ne sont pas évoquées :
– les clubs et écoles de sports nautiques (le surf n’était pas le seul et unique sport nautique pratiqué sur l’île) et les employés qu’elles faisaient vivre,
– les professionnels du tourisme, certains restaurants, hôtels, commerces…
– et dans un registre plus éducatif, les classes de mer, classes de voile, sorties en mer aujourd’hui disparues des programmes de sorties scolaires et qui pourtant étaient de formidables occasions de découvrir l’océan pour TOUS les enfants.
De plus, le surfeur (blanc et oisif) est montré en opposition à une famille (noire et pauvre) : magnifique leçon de fabrication d’un stéréotype raciste, où la complexité de la société réunionnaise est réduite une dichotomie simpliste et fantasmée.
Oui Mr Krapo, cette crise est devenue une crise sociale : pourquoi donc avoir trouvé opportun de la nourrir ainsi ?
Dans la même dynamique de création de raccourci, la visite de la ministre se trouve résumée à une décision de pêche présentée comme participante active à un désordre écologique mondial.
Quid des autres avancées : vigies, observations scientifiques, préservation des requins de récif … ?
Quid des autres actions engagées lors de cette visite ministérielle : service civique, emplois d’avenir et plan logement ?
La diffusion à grande échelle de cet ensemble de stéréotypes me parait dramatique, car ceux-ci encouragent la catégorisation : nous élaborons des catégories de personnes et parce que cela nous offre une grille de lecture simplifiée du monde qui nous entoure, nous rangeons certains de nos pairs dans des cases, nous créons des « eux » par opposition aux « nous », sans chercher à connaitre, sans chercher à comprendre. C’est ainsi que naît la discrimination.
Aujourd’hui, certains parents et enseignants accueillent de plus en plus de témoignages émanant de la nouvelle génération : celle-ci souffre du poids que ces débats font porter sur leurs épaules et des conflits qui sont venus envenimer les cours d’écoles.
En plus de les avoir coupés d’une partie de leur milieu, cette crise a fait naître chez les jeunes une fracture qui n’existait pas auparavant.
Je formule aujourd’hui le vœu pieux que toute l’énergie déployée à fabriquer des raccourcis et de la désinformation soit maintenant dirigée vers les combats contre les grands désastres écologiques qui menacent les océans (surpêche, pollution des eaux,…) et qui sont l’objet de beaucoup de discours mais de peu d’actions.
Afin de sortir de cette spirale du conflit, des débats stériles et de la recherche de coupable, le modeste collectif (Je suis cette mère) souhaite appeler les pouvoirs publics à sécuriser au plus vite ce qui était, il y a encore quelques temps, des zones de baignades et d’activités nautiques en accord avec les principes du développement durable : « développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ».
Dans la seule île au monde où il est interdit de pénétrer dans la mer qui l’entoure, nous réaffirmons pour les enfants de la Réunion :
– Le droit d’être à nouveau éduqué à l’océan, à sa faune et à sa flore, d’apprendre à l’observer, le comprendre et s’en émerveiller pour mieux le sauvegarder.
– Le droit d’être éduqué au risque que cet océan représente, apprendre à lire les éléments pour adapter ses pratiques.
– Le droit à bénéficier de la transmission intergénérationnelle des savoirs et savoir-faire liés à l’océan.